POURQUOI CE SITE ?
La philosophie a un intérêt en elle-même, indépendamment des usages qu'on peut en faire. Mais elle peut aussi être un instrument précieux pour tous les amis de la liberté. Faire de la philosophie, c'est s'efforcer de libérer la pensée de tous les préjugés qui la bloquent et la mutilent. Mais c'est aussi se donner les moyens intellectuels d'agir librement. La pensée et l'action sont davantage liés qu'on ne le croit généralement. Si nous avons tant de mal à mener une vie pleinement épanouie, ce n'est pas seulement à cause des problèmes matériels auxquels nous sommes confrontés. C'est aussi parce que notre pensée, façonnée par l'éducation, l'école, les médias, la pression sociale, n'envisage pas toutes les possibilités qui s'offrent à nous.
Notre manière de penser est donc en grande partie le fruit des discours que nous avons entendus et intériorisés depuis notre plus tendre enfance. Tous ces discours, bien sûr, n'ont pas eu une influence négative sur notre développement intellectuel et moral. Mais beaucoup d'entre eux, en prétendant justifier l'ordre établi, nous ont habitués à la soumission. Certes, nous ne sommes pas entièrement dupes de ces prétendues "justifications". Souvent, de manière cynique, nous estimons que "la raison du plus fort est toujours la meilleure", c'est-à-dire que la force finit toujours par l'emporter, quelle que soit la valeur du discours censé la justifier. Mais cette lucidité, paradoxalement, n'est pas exempte de naïveté. Nous considérons le discours cynique comme une description objective alors qu'il est extrêmement idéologique. Son but est moins de renseigner sur la société que d'agir sur elle. Loin d'être un point de vue extérieur à l'ordre social, il contribue à le maintenir en place. Si les faibles se révoltent si peu, c'est en grande partie parce qu'ils se disent : "A quoi bon ? Ce sont toujours les forts qui finissent par gagner. Les puissants écrasent les misérables, comme les gros poissons mangent les petits." Le cynisme contribue à la résignation des faibles, donc à la puissance des forts dont il prétend parler objectivement. Il faut bien comprendre, de manière générale, qu'il n'y a pas d'un côté la dure réalité sociale et les discours qu'on tient sur elle. Les discours participent à la fabrication de cette réalité. Les forts ont besoin de mots pour asseoir durablement leur pouvoir.
Pourquoi, dans Le loup et l'agneau, le loup ne dévore-t-il pas immédiatement sa proie ? Pourquoi commence-t-il par accabler l'agneau d'injustes reproches ? Parce que La Fontaine, évidemment, ne cherche pas à décrire ce qui se passe dans le monde des bêtes. Ce qui l'intéresse, ce sont les êtres humains. Or, comme le disait Aristote, l'homme est un "animal politique" parce que son langage lui permet de discuter de ce qui est juste ou injuste. Dans les sociétés humaines, les rapports de force sont toujours accompagnés de discours censés les justifier. C'est que rien n'est plus instable qu'un rapport de force. Un chef d'Etat, par exemple, est totalement impuissant s'il n'est pas soutenu par une partie de la population - ne serait-ce que l'armée, la police et le pouvoir judiciaire. Comme l'écrit Rousseau, dans Du contrat social, "le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir." Il faut que les dominés aient le sentiment qu'il est de leur devoir de se soumettre au pouvoir en place. Et cela vaut notamment dans le domaine de l'Etat, mais dans tous les groupes où quelques hommes dominent les autres : entreprise, parti politique, syndicat, ville, école, famille... D'où ces discours moralisateurs, lénifiants, souvent culpabilisateurs dont les "élites" politiques et économiques abreuvent les simples citoyens, avec la complicité des médias dominants.
L'ambition de ce site est de passer ces discours au crible d'une analyse philosophique afin de dévoiler leurs faiblesses, voire leurs contradictions internes. Bien entendu, ce genre de travail ne peut suffire à lui seul à libérer les consciences, les coeurs et les corps... Mais je fais le pari qu'il peut y contribuer.