Liberté ou sécurité ?
Un faux débat vieux de trois siècles
Le projet de loi relatif au renseignement, qui sera soumis au vote des députés mardi 5 mai, a fait l’objet de critiques très vives. La plupart d'entre elles sont justifiées. Quoi qu’en dise M. Cazeneuve, des libertés fondamentales sont bien menacées par ce texte de loi. Le ministre de l’Intérieur commet d’ailleurs une contradiction manifeste en mettant au défi les parlementaires de trouver un seul article qui porte atteinte à la liberté des individus tout en admettant que certaines dispositions remettront en cause le droit à la vie privée. Car qu’est-ce qu’un droit, sinon une liberté légale, dont le respect est garanti par l’État ?
Mais l’objet de cet article n’est pas de prouver la dangerosité du projet de loi. Cette démonstration a déjà été faite, entre autres, par Amnesty International, le Syndicat de la Magistrature, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, La Quadrature du net… En revanche, il me semble qu’il n’y a guère eu de réflexion sur les notions en jeu. J’en veux pour preuve la persistance dans le débat public de l’idée selon laquelle la sécurité et la liberté seraient opposées l’une à l’autre, si bien que la croissance de l’une se ferait nécessairement au détriment de l’autre. La CNIL intitulait récemment l’un de ses articles : Libertés et sécurité. Quel équilibre ? De la même manière, on pouvait lire dans La Croix et Libération deux articles respectivement intitulés : Entre liberté et sécurité, un équilibre à réinventer et Un juste équilibre entre liberté et sécurité. Dans les trois cas, il est admis qu’il faudrait trouver un « équilibre entre la liberté et la sécurité ». Or, cette formule est pernicieuse, même si elle est employée sans malice, par des gens bien intentionnés. Il est toujours dangereux, en effet, d’emprunter à ses adversaires leur manière de parler : c’est leur assurer une victoire rhétorique, prélude probable à une victoire juridique. En l’occurrence, admettre l’existence d’un conflit entre la liberté et la sécurité, c’est toujours faire le jeu des gouvernements qui prétendent opprimer les citoyens pour leur bien.
Il est d’autant plus lamentable de gober un tel sophisme qu’il a été réfuté depuis longtemps. En 1651, Hobbes soutenait qu’il convenait de confier les pleins pouvoirs à un individu ou à une assemblée d’hommes – le souverain de l’État – de manière à ce que la sécurité de tous soit garantie. Le raisonnement était le suivant. Si les hommes vivaient à l’état de nature, c’est-à-dire sans aucune loi, leur liberté serait incroyablement étendue, puisque plus rien ne serait interdit. Mais elle serait aussi catastrophique, parce qu’elle entraînerait nécessairement la « guerre de tous contre tous » et la disparition de l’espèce humaine. Sans loi, l’homme n’est qu’un loup pour l’homme. Il faut donc nécessairement que les hommes sortent de l’état de nature pour constituer une communauté politique : l’État. Cette communauté est une sorte de grand organisme artificiel dont la tête est le souverain. Et de même qu’un organisme doit n’avoir qu’une seule tête, de même l’État doit être entièrement dirigé par le souverain, sans quoi il risque d’être déchiré par des guerres civiles. Les simples citoyens doivent donc consentir à donner au souverain un pouvoir terrifiant, qui est seul capable de les contraindre à respecter les lois. Ainsi, la liberté est sans doute réduite, mais la sécurité des biens et des personnes est garantie.
Aussi géniale soit-elle, la théorie de Hobbes n’en comporte pas moins un sophisme, qui a été plusieurs fois souligné : donner les pleins pouvoirs aux dirigeants de l’État, c’est leur donner le droit d’être aussi violents qu’ils le souhaitent. Peut-être les citoyens sont-ils protégés contre les ennemis extérieurs ou contre les criminels de droit commun, mais rien ne les protège contre l’arbitraire du souverain. D’ailleurs, n’est-il pas absurde d’instaurer un pouvoir terrifiant pour instaurer un climat de sécurité ? Comme l’explique Locke, dans son deuxième Traité du gouvernement civil (1690) : « Que si l'on se hasardait à demander, ce qui n'a garde d'arriver souvent, quelle sûreté et quelle sauvegarde se trouve dans un tel état et dans un tel gouvernement, contre la violence et l'oppression du gouverneur absolu ? On recevrait bientôt cette réponse, qu'une seule demande de cette nature mérite la mort. Les Monarques absolus, et les défenseurs du pouvoir arbitraire, avouent bien qu'entre sujets et sujets, il faut qu'il y ait de certaines règles, des lois et des juges pour leur paix et leur sûreté mutuelle; mais ils soutiennent qu'un homme qui a le gouvernement entre ses mains, doit être absolu et au-dessus de toutes les circonstances et des raisonnements d'autrui ; qu'il a le pouvoir de faire le tort et les injustices qu'il lui plaît, et que ce qu'on appelle communément tort et injustice, devient juste, lorsqu'il le pratique. »
Rousseau s’est souvenu de cette leçon en écrivant son Contrat social (1762) : « On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots; en est-ce assez pour s'y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d'être dévorés. » (Du contrat social, livre I) La toute-puissance du pouvoir exécutif, loin d’instaurer un réel climat de sécurité, est plutôt un motif de terreur constante.
Le grand problème politique n’est donc pas de trouver un « équilibre entre sécurité et liberté », puisque les deux choses sont indissolublement liées. Notre liberté – notre pouvoir de réaliser nos propres buts – est d’autant plus grande que notre action n’est pas compromise par des dangers extérieurs et que notre esprit n’est pas paralysé par la peur. Inversement, notre sécurité dépend de notre liberté, car nous devons être en mesure de nous défendre contre les abus de pouvoir. Comme l’écrit Rousseau : « la force et la liberté de chaque homme » sont « les premiers instruments de sa conservation ». (Du contrat social, livre I). Le problème véritable, c’est de savoir comment créer des institutions politiques qui, au lieu d’opprimer et de terrifier, permettent à chacun de jouir en sécurité d’une liberté aussi grande que possible. Jusqu’à présent, aucune solution parfaite n’a été trouvée à ce problème. Au moins peut-on être sûr d’une chose : ce n’est pas en laissant le pouvoir exécutif s’affranchir du contrôle des autorités judiciaires, du parlement et des simples citoyens, que nous allons vivre dans une société plus sûre. On a bien vu comment, après le 11 septembre 2001, la « guerre contre le terrorisme » a « justifié » – outre deux conflits incroyablement meurtriers et coûteux – de grandes violences à l’égard de simples suspects. Des gens ont été enlevés par les services secrets américains, emprisonnés arbitrairement et torturés. Certains d’entre eux ont d’ailleurs été innocentés par la suite. Oups ! On est vraiment désolé de vous avoir torturé, mais votre nom ressemble un peu à celui d’un dangereux terroriste. Good bye and no bad feelings ! Tel est le glorieux modèle « sécuritaire » qui inspire messieurs Hollande, Valls et Cazeneuve. Entre Snowden, ce héros de notre temps, et le criminel G. W. Bush, il n’est pas difficile de deviner pour qui bat le cœur de nos dirigeants.
Et le pire, c’est que cette évolution n’est pas près de s’arrêter. Au fur et à mesure que l’État social disparaît, le renforcement de l’État policier devient une nécessité pour le pouvoir politique. Avec l’accroissement des inégalités et de la précarité, le système politique et économique perd de plus en plus de sa légitimité et risque de susciter des révoltes toujours plus importantes, qu’il faudra réprimer toujours plus sévèrement – dans « l’intérêt de l’État », bien entendu. L’insécurité sociale et l’insécurité tout court ont partie liée, et ce n’est peut-être pas un hasard si le parlement devra se prononcer à peu près en même temps sur la loi dite « renseignement » et sur la loi Macron.